Professeur de droit à l’Université Hébraïque de Jérusalem et spécialiste des violences de genre, Cochav Elkayam-Levy a créé fin octobre la Commission civile des crimes commis par le Hamas à l’égard des femmes et des enfants. Depuis, elle collecte témoignages et documents, plongeant dans l’horreur du 7 octobre.
« Je pense que la justice commence par la reconnaissance des faits. » Cochav Elkayam-Levy s’est donné pour mission — celle « d’une vie » — de faire prendre conscience au monde la mesure des atrocités du 7 octobre, notamment en matière de violences sexuelles. Professeure à l’Université Hébraïque de Jérusalem, spécialiste en droit international et en études de genre, cette Israélienne de 39 ans a fondé il y a trois mois la Commission civile israélienne sur les crimes commis par le Hamas contre les femmes et les enfants le 7 octobre. De passage à Paris, elle se confie au Parisien. Au terme de l’entretien organisé dans les bureaux du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), envahie par l’émotion et par l’ampleur de sa tâche, elle versera quelques larmes.
Comment en êtes-vous venue à créer cette commission ?
COCHAV ELKAYAM-LEVY. J’ai compris que l’on avait assisté à des crimes contre l’humanité sous nos yeux, le fait qu’on attaque des civils, que l’on prenne des otages. En tant qu’experte des droits de l’homme, je me suis dit qu’il y aurait une vive réaction de la communauté internationale. Mais j’ai très vite constaté que les institutions de l’ONU ne réagissaient pas. Même après le rapport, réalisé avec 180 experts reconnus, que j’ai envoyé le 19 octobre à toutes les agences onusiennes concernées : ONU Femmes, le Rapporteur spécial contre les violences faites aux femmes, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW)… Je n’ai eu aucune réponse, pas même un accusé de réception. Je n’aurais jamais pu imaginer une chose pareille.
Qu’avez-vous ressenti face à ce silence ?
Ça m’a dévastée. Une semaine plus tard, j’ai été invitée à parler devant le comité CEDAW pour porter la parole d’organisations féministes israéliennes. La veille de mon intervention, le Comité a sorti un communiqué ne mentionnant ni les violences du 7 octobre ni les otages. Ça a été le coup de grâce. Je leur ai dit qu’ils reproduisaient les mécanismes qui poussent les femmes au silence lorsqu’elles sont victimes de violences individuellement. Et qu’ils nous les infligeaient à nous, collectivement. Ce silence participe aussi du fait d’entretenir le déni autour de cette question.
Comment l’expliquez-vous ?
Au début je me suis dit qu’il y avait des contraintes politiques, internes à l’ONU, ou des problématiques structurelles. Mais en réalité, il n’y a aucune justification. Ils nous ont déshumanisés, et nous avons vécu cela comme un profond sentiment d’antisémitisme. Cela affaiblit le système juridique international et les mécanismes que nous avons mis en place pour protéger les droits humains. C’est également une trahison à l’égard des générations futures. On sait que, globalement, les violences faites aux femmes sont niées. Mais j’ai été surprise que ce déni provienne d’institutions pourtant sensibilisées à ces enjeux et au poids du patriarcat. Je me suis donc dit qu’il fallait collecter toutes les preuves et informations sur ce qu’avaient vécu les femmes et les enfants. Fin octobre, j’ai lancé la Commission et créé un fonds d’archives avec l’ensemble de ces documents.
C’est aussi pour cela que vous avez souhaité venir en France ?
La justice commence par la reconnaissance des faits. Il faut donner une voix aux victimes, de manière respectueuse. L’important pour moi est que l’on s’assure que ces crimes ne se reproduisent pas et ne soient pas oubliés. Habituellement, les normes du droit international viennent des institutions qui supervisent les États. Et là, je me retrouve à venir dans des pays comme la France, qui croient en la liberté et aux droits de l’homme, pour que le droit international s’empare de la question.
Avec ces preuves dont vous disposez, quels sont vos objectifs désormais ?
Nous ne sommes pas une autorité de justice. Nous n’allons pas poursuivre les responsables de ces faits, je ne vais pas décider s’il y a suffisamment de preuves pour les caractériser. Je le fais davantage pour la mémoire, pour l’histoire et pour le vécu des femmes. Je tiens à ce que cette commission reste indépendante : les femmes qui viennent nous voir n’iraient peut-être pas voir la police ou les autorités. Là, elles ont un espace pour s’exprimer. Je ne représente pas le gouvernement, je représente les victimes.
Sur quels crimes votre commission enquête-t-elle ?
Cette commission ne documente pas seulement les violences sexuelles mais tout le spectre des crimes contre les femmes et les enfants. Les victimes brûlées vivantes, parfois après avoir été violées, les mutilations d’organes génitaux, les actes de torture et tous les traitements dégradants, ignobles, inhumains. Contre les familles notamment.
Elles ont été particulièrement ciblées ?
Oui. La façon dont ils ont torturé les familles, de toutes les façons possibles, sera pendant longtemps un sujet d’études, comme s’ils avaient imaginé les pires moyens d’infliger la douleur. Ils ont tué les parents devant leurs enfants, les enfants devant leurs parents… Sur l’une des vidéos, insoutenable, une fille et son père sont assassinés dans une pièce pendant que la mère et ses autres enfants sont kidnappés. Il est important de souligner que le Hamas voulait tout documenter. Toutes ces vidéos, ces photos… pour nous terroriser sur plusieurs générations.
Pourquoi avoir décidé de ne pas tout rendre public ?
Par respect pour les victimes, leur intimité, leur dignité. Les corps étaient si dégradés qu’il ne fallait pas que leurs familles voient cela. Il y a des milliers de vidéos, c’est au-delà de l’horreur. J’en ai vu beaucoup. Beaucoup trop.
Le viol est souvent utilisé comme une arme de guerre. Les crimes sexuels faisaient partie intégrante des plans du Hamas ?
L’intention est là, très clairement. Nous avons constaté de multiples violences sexuelles, des corps dans un tel état qu’il n’y a aucune place pour le doute. Ce sont des crimes contre l’humanité, faits pour détruire. Les corps, les familles, la communauté, la société.
Un certain nombre de femmes resteraient otages à Gaza. Vous craignez qu’elles soient victimes de sévices sexuels ?
Nous sommes très préoccupés par leurs conditions de détention. Je me suis exprimée la semaine dernière à la Knesset (le Parlement israélien) sur le sujet. Les auditions d’anciens captifs, mais aussi les témoignages de professionnels de santé qui s’en sont occupés, ont permis de mettre en évidence ces actes à Gaza. Cela s’est passé, cela continue à se produire. Il faut parfois des années pour que ces histoires sortent. À cause de la honte, de la stigmatisation, mais aussi parce que ces jeunes femmes revenues de captivité veulent recommencer à vivre, ne pas être seulement vues comme victimes.